"Je vous écris de retour du Goulag"

Mes états d’Anne n° 524 –20/05/2015

« Un peuple heureux n’a pas besoin d’humour. » (Joseph Staline, clown triste.)

Je vous écris de retour du Goulag.
L’âme écartelée entre espérance et découragement absolu devant la puissance de destruction de l’Homme, le corps rompu de fatigue: travaux forcés, pierres trop lourdes à déplacer, coups de hache répétitifs, tamis trop larges à faire tourner avec un petit coup de poignet pour lancer le contenu en l’air. Fatigue. Peur. Courage. Espoir. Joie. Révolte. Mort. Intimidations militaires. Bombes venues du ciel. Transport en camion à bestiaux...

J’en suis revenue, je n’en reviens pas.

Samedi 16 mai 2015 à Metz, à midi, en compagnie d’une trentaine d’amateurs de tous âges, tous plus déterminés les uns que les autres, j’ai participé auprès de la compagnie franco-chilienne du Teatro del Silencio à la « Déambulation » qui retraçait la marche des prisonniers du Goulag vers la Sibérie, en hommage à Vsevolod Meyerhold, révolutionnaire du théâtre russe fusillé sous le régime de Staline en 1940. Le soir même, à Blida, la troupe des professionnels jouait Doctor Dapertutto, une fresque théâtrale de l’histoire soviétique.

Avant de défiler de la place de la République (non soviétique) à la place d’Armes où nous sommes tous morts sous les bombes avant de ressusciter, ce furent trois jours - trois fois trois heures en soirée - de répétitions, conditionnements, échauffement donnés comme un cadeau par des pro : Yasminee, Julie, Mauricio, Guillermina… Sportif, l’entraînement : ce personnage d’opprimée tentant avec ses compagnons d’infortune de se révolter contre le stalinisme qui affamait sciemment son propre peuple, je l’ai joué si fort que mes bras s’en souviennent. L’émotion collective – y compris celle du public- était par moment si puissante que les larmes venaient, sans faire d’histoire. Dans la pancarte, silhouette humaine blanche, que je tenais à bout de bras, j’ai mis de toute mon âme les disparus, les morts injustes, les déportations de tous ordres, les victimes des guerres ou les exécutions sommaires toujours d’actualité.

Ce n’était pas un jeu que ce jeu-là, mais une dénonciation active, impliquée, comme une transmission, au moyen de mon propre corps, d’un message plus grand que moi, qui parle de grandeur de l’Homme, enfin un truc comme ça. Pas de grandiloquence, surtout, juste de l’émotion, de la gravité, partagées par tout un groupe d’amateurs – choyés par la cie du Teatro del Silencio- parmi lesquels des personnes venues de pays où « ça » continue et dont le cœur et le ventre, au moment de hurler « niet » à la face des oppresseurs, vibraient sans doute plus fort encore et pour d’autres raisons que le mien qui ne connaît de « ça » -je parle bien sûr d’oppression et de détresse- que ce qu’en offrent les media à l’heure du repas : du sensationnel, des chiffres, des quotas d’accueil de populations au désespoir, des affaires de ventes d’armes et non pas des « petites » souffrances des vraies gens, qui s’ajoutent et se cumulent sans relâche pour former l’immense tragédie d’être né et de tenter de vivre là où l’on peut au mieux survivre et tenter de se battre.

La troupe du Teatro del Silencio, fondée à Santiago par le Chilien Mauricio Celedon qui la dirige, est installée en France depuis 1999; elle a bien de la chance, la France, et nous à Metz aussi: Cabanes elle était de Passages (et de Cabanes) et sa présence fut une passerelle. Cette expérience théâtrale (mais pas que) est finie pour moi. Ailleurs, pas très loin de chez nous « ça » continue. Difficile de trouver le sommeil. Une certaine musique qui martèle s’est incrustée pour longtemps en moi. On ne revient pas tout à fait intact du goulag.

Anne de Rancourt